”GESANG”

 

 

 

les gens ont des vies de gens

il est possible que tout soit possible

le je traître, le je extérieur, le je baladeur

tout est faux et répété

il est question d’une miette

avant j’étais une miette

dorénavant je suis une miette

je ne dirai plus rien

(Gesang aurait dû être, Gesang n’est pas, Gesang est impossible,
Gesang est à Schubert ce que la pluie est à l’automne,
si ça continue, Gesang reviendra et ce sera malin, tiens)

– – – s’échapper par la voie rapide – – –

 

 

les guerres se répètent
les guerres s’aiment étroitement
il existe des alignements de pierres
le regard embrasse
toutes les lignes de fuite
le regard partout terrassé
il existe des lignes de fuite

je n’ai rien regardé
rien gardé
des guerres devant les gares

. absentée .

                                                                                                                      Gilles Aillaud, Grille n°2, 1964

à défaut dans les circulations >/<

 

il y aurait un article indéfini
& un verbe à l’imparfait du subjonctif
sans aucune concordance des temps

aucune

rien ne soulèverait de questions

rien

les alignements seraient conformes
à l’édiction des règles
autour des manques élémentaires

 

machines épuisées
rotors fragiles
embrayages divagant
souligneraient les gouffres conceptuels
des temps présents

 

et ça ne suffirait pas, non.

                                                                                           El Lissitzky, Proun* 2 (Construction), 1920 – détail –
                                                         * acronyme russe signifiant ”Projet pour l’établissement du nouveau”

avant que j’oublie /

 

 

j’ai fait une soupe
MAIS je voyais la page autrement
je suis déçue de la page
je me coupe le pouce
en coupant un légume
je crois que c’était une courge
j’aimais pas les soupes de mémé
mais maintenant c’est la mienne de soupe
ça n’a plus rien à voir
c’est même plus une soupe c’est autre chose
qu’une soupe c’est une soupe la mienne
je me coupe le pouce
je fais cramer le moteur du mixeur
une flamme sort du mixeur
j’ai très peur j’ai vu la flamme sortir
j’ai fait une soupe flamme
j’ai débranché le pied-mixeur
tout ce qui écrit est vrai
tout ce qui est orange est une soupe
je nie le fait que c’est une soupe
c’est une orangée crémeuse
c’est à peine même pas même plus une s.
je me coupe une soupe me loupe
et la page se change
elle court dans le dressing et se change
elle ressort bien nette

c’est la post-vérité soupée
tout est vrai même mémé.

poème avec Ribera et un citron (?)

 

 

dans le sac en papier un pain et un citron
maintenus bien ensemble contre le bras

le rond du citron ou bien sa rotondité
& la brillance du pinceau de Ribera

dans le pas rapide de la marcheuse
le sac contre son flanc bien serré
contre la laine du manteau la brillance
des plumes du chapeau du philosophe
la croûte du pain au maïs et le jaune du citron

encore ce que personne ne comprend
encore ce qu’il faudrait regarder de très près
passer du temps que la marcheuse
n’a pas forcément mais si elle voulait
avec son sac en papier les dures formes
du pain et du citron rond contre elle
& la brillance du pinceau de Ribera
elle entrerait dans la matière
comme singulière épreuve du peu.

                                                                                     Jusepe de Ribera, Un philosophe, vers 1612-1615 (détail)

ce moment où elle a pleuré

 

 

 

la lumière venant de la baie vitrée était si provençale
elle, dans son fauteuil roulant, regard noyé
lui à côté, sur un siège, amaigri, triste, ailleurs

décembre, ce dernier décembre
il n’en connaîtrait pas d’autre
mais personne ne le savait encore

décision était prise, il partirait à l’Ehpad
elle, n’avait pas besoin d’y aller,
son corps cassé sa tête entière

elle, n’avait pas besoin d’y aller
riff de jazz comme elle aimait
elle, n’avait pas besoin d’y aller

ce moment où elle a pleuré s’est écriée
mais je ne peux pas le laisser
je ne peux pas laisser mon homme

tous ces points d’exclamation tristes
qui n’existent pas, comment les dessiner ?
ce moment où elle qui ne pleure jamais, a pleuré.