débarras du regard

 

 

c’est une idée née d’un mur et d’un arbre
plus précisément d’un mur en triangle
en ciment gris
(pourrait-il être autre chose que gris ?)

un mur deux fois « en » :
de son matériau
de sa forme
un mur n’est rien s’il n’est pas monté

et au fond un arbre en pointe
un cyprès très haut
et pas du tout si près
une pointe non triangulaire

une pointe comme un bonnet en pointe
un arbre masqué par le mur
dont on ne voit que la pointe
pourtant si haut

un mur monté ne veut rien dire
ne dira jamais rien qu’il ne veuille
un mur ne parle pas
même en ciment même en triangle

la trace ancienne d’un autre triangle
suppose et superpose une autre construction
la paupière se ferme
débarras du regard

 

 

démocratie sentimentale

 

 

J’avais déjà surpris des regards de cannibales dans des corps encore souples, mais le plus souvent c’était des regards qui n’exprimaient plus rien.
La sous-humanité avait commencé, ni en avance ni en retard sur l’horaire.

Devant un monde fini, il fallait bien que l’espèce commençât de s’éteindre,
comme la prescription écologique le soulignait depuis un moment avec une insistance suspecte,
et des ampoules qui étendraient à brève échéance sur le monde un voile d’obscurité.
Le nouvel obscurantisme de la basse consommation.

La bassesse était devenue le critère le plus évident, le plus criant,
contre laquelle des élévations tentaient de s’ériger,
solides, liquides, vaporisées ou démonstratives.

Mais contre les réductions garanties tout le temps,
contre le moins cher du moins cher, contre le gratuit perpétuel,
contre la fuite du temps, l’impuissance grandissait chez les hommes,
dans un mouvement inversement proportionnel à leur stock de spermatozoïdes.

C’était surtout les hommes qui posaient problème
dans la reproduction de l’espèce,
enfin, c’est ce qui se disait dans les magazines.

*

Chargé, avec d’autres petits servants de la stratégie sécuritaire publique, de contenir les risques de débordements populaires,
je devais développer un arsenal discursif emprunté comme d’habitude à la distraction, à la flatterie, à la séduction massive,
à la libido crémeuse, à l’enveloppement à l’algue sémantique.

Faux-monnayeur, quoi,
grand classique de la démocratie sentimentale.
Mais ça résistait de plus en plus,
la rhétorique populiste ne fonctionnait plus,
ça devenait de plus en plus criant.

J’avais essayé d’expliquer à mes commanditaires que les bons sentiments, les propos mesurés, les efforts de la nation,
les cadeaux de bouche,
les promesses de smic à vie, rien ne valait plus rien.

Si, éventuellement les matchs, éventuellement.
Du moins pour les hommes, ça, encore un peu.
Les contenir dans un stade (…)

[extrait de Ce n, 4 septembre 2009]

(…) augure toujours d’un ressaut *

 

* Au fig. Regain subit. Il répondit avec hauteur qu’on n’aurait garde de le toucher.
Dernier ressaut de sa folie !
(Tharaud, La tragédie de Ravaillac, 1913, p. 248)

 

didactique du point mort
observation silencieuse
temps domestique
précipité d’intentions

par le fond des rivières
longues laisses cristallines
de galets léchés
une installation s’imaginait

scène figée
eau emprisonnée sous plexiglas
une barre oblique s’appliqua
à l’ensemble du système

enfin s’emporteraient
les humeurs 1913
par flots choisis
loin des faussetés d’ici

 

* Loc., pop., arg. Être en ressaut. Être en colère. Se mettre, se foutre à ressaut/au ressaut.
Se mettre en colère. Il y a un paragraphe de ma lettre uniquement destiné à te faire mettre au ressaut ! (Alain-Fournier, Corresp. [avec Rivière], 1913, p. 337).

Totem urbain, Épinal Cité de l’Image, détail, août 2024

 

signes ? / objets // cube ? / espace

 

 

ne bouge pas ou se resserre
le corps assigné a une respiration

ne bruit plus ni gestes
cantique de l’impuissance
un dire bien trop grandiose

à plat drap repassé
lézard ferré dans l’affolement
corps plaqué à l’étouffée

questions rompues
par ces chiffres égrenés
accompagnant les efforts

les membres alors ordonnés
obéissant aux chiffres
énoncés en suite chantée

bouge le corps désormais
scandé par rupture de la pensée

la parole n’a plus –

 

 

arrivée à voir le ciel
arrivée à ce que le ciel soit
arrivée à ce que le ciel soit visible
arrivée à ce que le ciel se rendît visible
arrivée à ce que le ciel se fût rendu visible
et qu’elle le vît
qu’il lui apparaisse
qu’il lui soit rendu à regarder
que le ciel lui soit rendu à être regardé

*

trop connu de Provence trop de vent
trop de robes blanches trop de soleil
trop de beauté décrétée trop d’inanité
trop d’années passées trop de peau dorée
trop de lumière crue trop de sujets défaits

*

abandonné sur un banc
un livre
& un autre dans le panier
& un autre entre ses mains
les livres multipliés
les coqs réveillés
les oiseaux réveillés
le ciel réveillé

Robert Ryman, Series #15 (White), 2003

– – – des joies démonétisées

 

 

il me semble que j’ai connu tout le monde

elles se retrouvent pour manger une glace l’après-midi

si longtemps que je fais semblant de lire

à terre, une enfant au visage mangé par de grosses lunettes aux verres grossissant ses yeux, me sourit au milieu des livres

il me semble effleurer le monde (je n’y entre plus, tout est opaque)

et cette pauvreté des sensations

j’évite ce qui m’est douloureux

je ne comprends pas la différence que fait Michel Schneider entre douleur et souffrance dans son Schumann

marchant pour me fatiguer, répéter je suis fatiguée

une jeune fille aux jambes poilues passe, je suis ses jambes du regard, elle est en short et parle une langue étrangère, elle a aussi beaucoup de cheveux et des poils sur le visage

j’effleure le monde, à peine

deux Anglaises, chacune un verre à pied ouvragé en plastique dans la main, l’un vert vif, l’autre rose fuchsia, devisent sur un banc, se tenant très droites comme si elles jouaient une saynète

plus aucun roman de rien – pourtant –

quelqu’un m’a dit le monde va trop vite, j’ai répondu oui, par paresse, sans réfléchir, & j’ai même ajouté, par lâcheté :

oui, le monde va trop vite.