comment se souvenir de ce qu’on dit
de ce qu’on fait ?
comment se souvenir ?
comment se souvenir des mots
des choses qui sont derrière les mots ?
des gens qui habitent les mots ?
comment se souvenir des mots ?
il fut question du temps
il y avait même des réserves de mots
des caves entières
des grimoires et des locuteurs
et du temps
un mot si lointain si imprécis si fragile
on retrouva même la page où il apparut :
Le temps, dit-il dans le cabinet aux étoiles de Greenwich, le temps était de toutes nos inventions de loin la plus artificielle et, lié aux étoiles tournant autour de leur axe, il n’était pas moins arbitraire que s’il eût été calculé à partir des cernes de croissance des arbres ou de la durée que met un calcaire à se désagréger ; sans compter que le jour solaire auquel nous nous référions ne fournissait pas de repère précis et que pour mesurer le temps il nous fallait avoir recours à un soleil moyen, imaginaire, dont la vitesse de déplacement ne varierait pas et qui dans son orbite ne serait pas incliné vers l’équateur.*
il y avait bien trop de mots
et certains étaient soulignés
et dans la marge était inscrit « le temps »
comme une fébrile redondance
une périlleuse extraction du jus du sens
et il fut préférable d’inscrire
« toutes proportions gardées » à la place
et ce fut fait.
* W.G. Sebald, Austerlitz, traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau, Actes Sud, 2002