court, tout court

[Images/Questions]

 

La cuillère va vers la bouche, tenue par la main qui tremble. La bouche est déjà ouverte, attend que le bras veuille bien obéir, apporter le contenu de la cuillère dans la bouche. Parfois l’ordre s’arrête un peu avant la bouche, quelque chose s’intercale, la cuillère verse au bord de la lèvre inférieure, le reste de la bouche tente la récupération de l’aliment. L’attente de la bouche est phénoménale, comme au premier jour. Il a faim comme au premier jour, c’est une évidence.
Il a accumulé les années jusqu’à cent, et il a toujours aussi faim.

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Sa main gauche tapote le bord de l’ordinateur. La droite est posée sur le trackpad. Elle attend. Quoi ? Elle regarde ses ongles : il ne faut pas les couper. Elle attend encore. Hier soir, elle a dicté à l’ordinateur une suite de mots qui lui venait, que le logiciel a interprétée comme il a voulu. Ensuite elle a tout effacé. Après quoi elle a fermé l’ordinateur et s’est couchée.
La nuit arrive toujours.

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Les êtres divisés. Entre le bien et le mal. Entre le don et le cupide. Entre le dire et le faire.

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Sur l’appartenance. Quoi ? Sur le fait d’appartenir à. À un mouvement, à un groupe, à une tendance – de la littérature. Existe-t-elle encore ? C’est une question.

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L’instant. L’instant associé à un geste : entre le pouce et l’index joint, montant et descendant un curseur imaginaire sur une verticale, devant nos yeux. Qui figurent l’instant.
Qui le voient, le nomment, le dessinent dans l’espace.

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Elle est très fardée pour aller chez sa vieille mère. Très fardée au point que la couleur envahit presque l’iris. La couleur bave un peu sur le blanc de l’iris, lequel reste cependant vivace et brillant, parce que la pupille s’agrandit d’attention.
Dans ses mains, un pot de fleurs blanches et de feuilles vertes striées d’un vert plus clair.
Les deux femmes échangent quelques mots, mais le temps presse ; il faut y aller.

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Le vocabulaire approprié à la poésie continue d’être relaté aux éléments de la nature. Dans ce contexte, il faut regarder autour de soi à la fois en haut et en bas, à droite et à gauche.
Regarder les champs, le ciel, la mer, l’ensemble des touristes en bois, l’horizon des particularismes.
La poésie est une turpitude, terriblement. La poésie, je ne sais pas comment la nommer, en dehors de la poésie, elle continue d’être la poésie.

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Je veux voir des personnes. Je sors et je marche pour voir des personnes, ou bien je me penche à la fenêtre pour vérifier qu’il y a quelqu’un à voir. Je suis simple. Élémentaire. Si je n’ai pas de fenêtres donnant sur la rue, je ne peux pas voir des personnes ; je ne vois personne.
Si je ne vois personne, je peux imaginer être seule au monde et alors j’ai peur.

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Nous montons. C’est une route herbue, une route avec des senteurs roses, des senteurs agréables. De là-haut, sa nièce accourt ; il ne faut pas que je le fatigue. Je l’écoute un peu, pas trop, je continue à monter. Je veux le rejoindre et nous enlacer. Nous échangeons un regard, deux. Nous montons nous marchons, enlacés. Mon bras droit s’enroule autour de son épaule droite. Lui a posé sa grande main – ses mains ne sont pas belles, elles ont trop travaillé, les doigts sont longs et épais – sur mon flanc, et de temps en temps le presse, j’ai de la graisse sur les hanches, c’est ce qu’il presse.
Nous marchons nous montons, au bout il y a une maison de pierre. Ma main droite insiste à trouver un creux, à revenir de l’épaule droite sur sa clavicule : c’est ainsi que nous nous serrons. Nous avons des choses dans la tête à jamais indicibles, ni à nous ni à chacun de nous entre nous. Sa nièce et un autre adolescent sont maintenant un peu plus loin. Ils ont à faire, rentrer les bêtes, cueillir des fleurs, jouer.
Nous marchons. Je suis toujours stupéfaite. Je ne veux plus savoir ce que je suis.
Nous montons, il y a l’effort. Au bout, une maison de pierre dans laquelle la salle de bains est immense, comme une chambre, vide, ouverte sur le vide, sur une falaise de ciel.

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Je vois les mots, je vois les mots tracés, et je peux difficilement les changer. Lorsque j’ai affaire aux mots, il y a toujours un mystère. Lorsque j’ai affaire aux mots, je me demande quoi raconter. En effet, les mots racontent des histoires. Je ne sais jamais quelle histoire raconter. Dans le grand capharnaüm des mots, le choix qui m’est laissé est un choix étrange.
Je vois les mots tracés ailleurs comme si je les avais moi-même tracés.