GÉNÉRIQUE

I

La porte à côté, le corps dedans, l’âme à côté, un peu décalée, observe, regarde, revient en arrière (fonction reward, double flèche), choisit dans un catalogue l’époque. Par exemple l’époque des vaches : des vaches noires et blanches, ou bien des marron clair soyeuses, et leurs petits veaux tout autour, si gentils, si mignons, si doux à caresser (Carol n’a jamais touché une vache : la vache est dans le champ, elle y reste, elle est de profil debout, elle pisse très à l’aise, ou chie, droite et impavide). La vache est absconse, légère, peu utile au raisonnement. Carol les envie, elles broutent et dorment, n’ont aucune justification à donner de leur emploi du temps : mieux, elles restent. Et de rester semble la condition la meilleure.
Une fois les cabrioles habituelles provoquées par la situation inédite dans laquelle nous sommes plongés, tous, une fois que ces cabrioles sont consommées (potage léger, quelques vermicelles surnageant, vapeur de homard), nous pouvons nous tourner le dos. Nous pouvons continuer de nous regarder, telles des vaches se regardant (elles ne se regardent pas à proprement parler, mais nous pouvons nous accorder la liberté d’imaginer qu’elles se regardent, de même que n’importe quelle liberté d’imaginer quoi que ce soit, y compris qu’elles s’envolent, mais elles ne s’envolent pas et ne nous retombent pas dessus, sinon ce serait terrible à vivre toutes ces vaches retombant de leur promenade en l’air sur nos corps sans défense, nous n’osons l’imaginer, cela). Ou bien nous tourner le dos. C’est au choix. Nous avons tous les choix, y compris de fuir. Bien sûr, ce n’est pas glorieux, de fuir. Mais qui a dit que la gloire était à rechercher ? Qui ? Nous préfèrerions être glorieux, dans nos corps glorieux, avoir des esprits glorieux. Ce serait le chic ultime, glorieux non pas de la tête aux pieds, mais du corps à l’esprit.

Ensuite, il y a un peu de silence, tout à fait adapté à la situation. On ne parle pas au concert, on ne remue pas des sachets plastiques au cinéma, on n’échange pas avec son voisin en classe, on évite de crier dans le métro, etc. Toute situation suppose un état particulier du niveau sonore. Ça n’a aucune incidence sur la situation des vaches. Il y a une permanence dans la vache, qu’on trouve rarement chez nous. Nous avons essayé de trouver un être humain en vache, nous n’avons pas.

II

Carol arrive devant le lieu habitable : le lieu d’habitation. Ce n’est pas une étable, il n’aurait pas supporté les autres congénères non plus que leurs meuglements. Il fait nuit mais quand même, à ce point, c’est délicat. Des détecteurs de présence la détecte, sa présence, ça tombe bien. Ça tombe très bien, c’est un beau tombé. Il y a quelques incohérences dans le scenario mais tout ne peut pas être parfait, on le lui répète assez souvent ; Carol entre dans la chambre après un petit moment durant lequel n’entre pas. Une sorte de moment d’hésitation, comme il en a souvent, à tout propos et surtout à propos de rien.
Il est question de passer un casting, c’est la nuit, Carol sans verbe ; c’est le moment de passer un casting, la nuit, près des vaches.
Dans la chambre, une bière fraîche l’attend sur la petite table, ainsi que des noix de cajou disposées dans un ravier. Se place quelque part dans la pièce et se photographie faisant des grimaces, une dizaine, pour voir. Voit, revoit, fait défiler, verbes. N’a pas froid, se sent bien. Ultra-bien. Prend la bière, croque quelques graines nobles grillées-salées, se souvient de certaines choses, les chasse, veut rester là maintenant, ou ici et maintenant, bref, reste, ha, comme la vache, oui. Puis se demande à voix haute : est-ce que c’était un petit merdier ou un gros merdier, ou un merdier moyen ? Se pose la question, qui mérite d’être posée. Bien qu’un peu trop générale, la question. Il y a un peu de vent, des choses métalliques font du bruit, des enseignes comme dans la rue principale de Salzburg ; la bière se consomme, Carol se prépare.

Certains font du ski pour se détendre, non loin. D’autres dansent comme des forcenés dans la nuit du night-club. D’autres baisent comme des forcenés avec des miroirs et quelques lumières qui ne seraient tamisées que par convention ; il faudrait tenir compte des nouvelles normes électriques, très ennuyeuses à cause du calcul des kwh, mais passons. Carol passe (le temps, l’ange, etc.).
Le casting sera le choix, le vrai. Incontestable. Après le casting, on verra ce qu’on verra. Pour cela, beaucoup de travail, de préparation, ça rigole pas. C’est demain mais il fallait arriver la veille. Carol se tripote le menton, boit un peu de sa bière et espère. Espère, bien que montagnes russes de l’espérance, ça monte et ça descend ; se lève, va au miroir, recule, pense à téléphoner, est-ce qu’il y a du réseau dans cette foutue campagne, oui, un peu ; trop tard pour téléphoner à quiconque.
Mal fixées, sûrement, les enseignes. Ouais. Carol va se laver les mains, au sens propre ; la tête de robinet est tournée vers la droite, comme si elle l’invitait, mais à quoi ? Entend Marlene Dietrich, enjôleuse, grande dame dont la voix sort de la tête de robinet, rauque zurück und Sehnsucht.

Il n’entend rien à part la tête de robinet quand il la touche. Ils doivent être tous couchés, ou bien il est seul, les autres seraient éparpillés ailleurs ; Carol prend des résolutions, c’est mauvais signe.

Auteur/autrice : Édith Msika

Une théorie de l'attachement, P.O.L, 2002 / L'enfant fini, Cardère éditeur, 2016 / pipelette dancing, Editions louise bottu, 2022 / L'homme en bleu, Julien Nègre éditeur, 2022 / Introduction au sommeil de Beckett, Julien Nègre éditeur, 2023 / & textes dans des revues : larevue* 2019, 2020, 2021, 2022, Revue Rue St Ambroise (n° 45, 2020), TXT n°33 (2019), Jungle Juice (#6, 2017), + sur le web : Atelier des auteurs P.O.L, remue.net, libr-critique…

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